Radio Begum : Aux ondes de l’espoir, l’éducation en résistance
Sous le régime des talibans, les droits des femmes afghanes sont chaque jour un peu plus restreints. Pourtant, certaines initiatives parviennent à résister en naviguant entre les mailles du système. Depuis 2021, Radio Begum, une station animée par des femmes, diffuse des programmes éducatifs et informatifs, devenant ainsi une école alternative pour celles exclues des bancs de l’école. Enquête sur les fréquences de la résistance afghane.
Par Alice Castelle, Calvin Clot, Fatima Dani, Victoria De Oliveira, Hayat Lahmar-Saidi, Adrien Laprade, Robin Mathieu et Adrien Talard
Plusieurs fois par semaine, des femmes afghanes branchent secrètement leur poste sur Radio Begum. Cet acte de résistance leur offre une voix, un espoir, un accès à l’éducation face à la répression instaurée par les talibans depuis leur prise de pouvoir le 15 août 2021, vingt ans après la chute officielle de leur régime.
Rapidement, des lois restrictives et répressives ont été imposées. Leurs cibles ? Les journalistes (NDLR : l’Afghanistan a perdu 26 places depuis 2023 sur le classement de la liberté de la presse), les ONG, et surtout les femmes afghanes. Aujourd’hui, leur situation est alarmante : les libertés acquises ces dernières années ont volé en éclats, et leur quotidien est soumis à des interdictions rigoureuses visant à les rendre invisibles.
Un climat hostile pour les afghanes
Parmi les mesures restrictives adoptées, on trouve :
- Interdiction de l’éducation pour les filles : l’enseignement leur est interdit de l’école secondaire à l’université
- Interdiction de travailler : les femmes sont exclues du marché du travail, elles ne peuvent ni travailler dans le secteur privé, public et les ONG
- Mariages forcés
- Restriction sur l’accès aux soins : les femmes ne peuvent pas se rendre librement dans un hôpital
- Interdiction de manifester et de se rendre à des événements
- Effacement des visages des femmes sur tous les panneaux d’affichages
Un territoire déjà instable
Pourtant, bien avant cette date, l’Afghanistan subissait déjà une violence chronique marquée par des attentats et des enlèvements. Les talibans, bien que sans contrôle direct sur les grandes villes tenues par l’armée régulière sous l’autorité du président de l’époque Ashraf Ghani, étendaient leur influence hors des zones urbaines. En quelques semaines, ils ont méthodiquement pris les capitales provinciales, progressant vers Kaboul et facilitant ainsi leur prise de pouvoir rapide, marquée par le départ précipité des forces internationales. Conformément à l’accord de Doha, l’armée américaine s’est retirée, laissant le pays sous contrôle taliban.
Des lois de plus en plus restrictives
Dès novembre 2021, les talibans ont réintroduit la loi de “promotion de la vertu et de prévention du vice”, imposant des restrictions extrêmes qui ciblent particulièrement les femmes. Sous l’autorité du chef suprême Hibatullah Akhundzada, le Ministère de la Promotion de la Vertu et de la Prévention du Vice a décrété le 21 Août dernier l’interdiction pour les femmes de parler, chanter ou réciter de la poésie en public, les obligeant également à couvrir entièrement leur corps, visage inclus.
Les sanctions incluent emprisonnement et confiscation de biens. En avril 2024, plusieurs provinces de l’est ont aussi interdit la voix féminine à la radio, faisant peser une menace supplémentaire sur les droits fondamentaux des Afghanes.
Face à ces lois qui effacent progressivement la présence des femmes, Radio Begum devient depuis son installation en mars 2021 un refuge éducatif et un vecteur d’émancipation pour celles que les talibans cherchent à réduire au silence.
L’inaccessibilité de l’éducation, l’outil d’oppression qui fracture la société Afghanes
Dans un régime autoritaire et patriarcal, l’éducation est vue comme un moyen d’émancipation bien trop dangereux. Le régime en place a bien compris que “l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde” (Nelson Mandela). La privation d’apprentissage pour les filles de plus de douze ans s’inscrit dans une logique d’intimidation de la part du régime taliban.
Pourtant, un fatalisme semble s’installer dans la société afghane, la rentrée du 23 mars dernier en est un exemple criant : les garçons reprennent le chemin des classes, mais leurs sœurs après 12 ans restent à la maison. Cette situation engendre de profondes divisions : des mères rapportent que leurs jeunes fils, parfois plus jeunes que leurs sœurs, les dévalorisent, leur disant qu’elles “ne valent rien” puisque tout leur est interdit.
Une réalité préoccupante qui nourrit des tensions et des inégalités encore plus profondes pour les générations futures.
Témoignage d’une mère afghane. Illustration réalisée par Hayat Lahmar-Saidi sur Canva, informations issues de Cairn : ABDUL Lamia. Survivre sous le régime des talibans : témoignages de femmes afghanes (II) L’Autre, 2023/1 Volume 24, p.126–131.
Une radio composée uniquement de femmes
Fondée par Hamida Aman, une « entrepreneuse des médias afghan », Radio Begum émet depuis la capitale : Kaboul. Cette radio à été créée dans le cadre du projet Begum Organization for Women qui a 3 objectifs :
- “donner un visage et une voix aux femmes afghanes pour qu’elle puissent témoigner et partager leur vécu
- divertir, redonner de la confiance et du courage à leurs sœurs
- éduquer les jeunes filles d’Afghanistan pour qu’elle puissent se construire et se libérer”
30 femmes journalistes, reporters, chroniqueuses, spécialistes pédagogiques et santé se mobilisent chaque jour. Grâce à son important dispositif de diffusion régulièrement vérifié par la directrice de la radio Saba Chaman, Radio Begum est accessible dans la capitale et dans 19 provinces, 24h sur 24h.
Des programmes éducatifs pour recréer une “classe” à distance
Radio Begum, qui signifie “Reine” en persan, porte hommage à la grand-mère d’Hamida Aman et incarne la dignité des Afghanes. Chaque jour, la radio diffuse 6 heures de cours en dari et pachto, les deux langues officielles en Afghanistan
Les cours sont déclinés en modules de 30 minutes adaptés pour un apprentissage audio. Les matières sont diverses : histoire-géographie, éducation civique, théologie, anglais et plus encore selon les niveaux. Ces cours ne sont pas que de simples leçons : pour recréer une ambiance de classe vivante, les émissions incluent des discussions et des échanges avec des élèves présentes au siège, permettant aux auditrices de sentir qu’elles appartiennent toujours à une communauté éducative. Au total, on estime à plus de 3 millions le nombre d’auditrices de ces enseignements. Ce qui fait de Radio Begum la première radio privée du pays en termes d’audience.
Des femmes improvisées professeures
Deux tiers de la population féminine afghane sont analphabètes, n’ayant jamais appris à lire ni à écrire. La radio représente donc le support essentiel d’accès au savoir et durable, même sans éducation formelle préalable.
Si certaines afghanes suivent les cours depuis leur domicile, d’autres s’en servent comme support pour la tenue de classes clandestines. Dans des provinces reculées, des femmes, improvisées professeures, utilisent les programmes de Radio Begum pour enseigner aux plus jeunes dans des lieux cachés tels que des grottes afin de recréer un espace éducatif collectif. Mais cette pratique n’est pas sans risques en raison des interdictions strictes qui pèsent sur les rassemblements de femmes.
Un espace de soutien psychologique et de santé.
Radio Begum n’est pas seulement une école alternative. Elle est pour certaines femmes leur seul moyen d’interaction, leur lien avec le monde extérieur. Le média propose des programmes qui vont au-delà des cours : émissions sur la santé, la psychothérapie, la spiritualité et le divertissement. Chaque jour, une gynécologue intervient dans un programme pour répondre aux questions des femmes posées par téléphone de manière anonyme. Ces initiatives sont d’autant plus précieuses que l’accès au soin pour les femmes est sévèrement limité dans le pays.
Tout de même, si selon les grands principes occidentaux et la philosophie des Lumières, l’éducation permet de s’affranchir d’une condition sociale, cela risque d’être plus complexe pour les femmes afghanes victimes d’un système ultra-répressif, mais elles peuvent tout de même aspirer à un avenir meilleur et s’y préparer au mieux.
Une stratégie pour maintenir la radio en activité
Radio Begum, fondée en Mars 2021, répondait déjà au besoin d’éducation des jeunes femmes retirées de l’école par des parents craignant le retour du régime. Hamida Aman, la fondatrice, a pris l’initiative de se présenter aux talibans dès leur arrivée dans la capitale pour expliquer et défendre le fonctionnement de la radio. Elle a insisté sur le fait que la station ne diffusait ni politique ni actualités, mais se concentrait uniquement sur des programmes d’utilité publique pour les femmes et des cours radiophoniques. Jusqu’à présent, le régime tolère cette activité sans procéder à des arrestations, mais des règles strictes doivent être respectées : ne pas rire à l’antenne, ne pas critiquer le régime, ne pas diffuser de musique, ne pas prendre d’appels d’auditeurs masculins, entre autres.
La résilience à travers la diversité des supports : lancement de Begum TV
Pour contourner d’éventuels décrets contre la voix des femmes, comme celui imposé dans l’est de l’Afghanistan concernant la voix des femmes à la Radio, et pour étendre ses méthodes d’enseignement, Hamida Aman et son équipe ont lancé Begum TV depuis Paris le 8 mars 2024, en hommage à la journée internationale des droits des femmes. La chaîne, diffusée 24h/24h depuis son siège parisien, est accessible par satellite en Afghanistan. Les cours étaient jusque-là diffusés uniquement via la radio, ce qui limitait les sujets abordés. Avec la télévision c’est désormais tout le programme scolaire qui est proposé en vidéo : plus de 8000 vidéos en dari et pachto composent 80 à 90% du contenu diffusé en continu sur la chaîne. Avec plus de 85% des foyers afghans connectés au satellite, l’écho peut être fort.
En Novembre 2023, c’est la Begum Academy qui est lancée. Une plateforme numérique permettant de suivre les cours en ligne, d’interagir avec les enseignants, et d’accéder aux vidéos de manière flexible.
Pour l’émission “En société” diffusée sur France Télévisions Hamida Aman a partagé, les premiers retours encourageants : des messages de remerciements, des témoignages de motivation retrouvée, et un réel enthousiasme pour les perspectives que l’éducation peut apporter.
L’avenir de l’éducation des jeunes Afghanes
L’avenir de l’éducation pour les jeunes Afghanes reste incertain, et dépend largement de la capacité de contournement des restrictions imposées par les talibans. Il est plus sûr de combattre les lois injustes du Ministère de la répression du vice depuis l’étranger qu’à l’intérieur des frontières afghanes. C’est pourquoi, comme Begum TV d’autres actions prennent place en dehors du pays pour permettre l’éducation des sacrifiées du régime autoritaire.
La chaîne du savoir, un challenge continu pour Afrane
Le collectif Afrane — amitié franco-afghane — organise des cours à distance. Des professeurs réfugiés en France enseignent via des appels vidéo leur matière à des hommes et des femmes restés dans le pays. Ces derniers se chargent ensuite d’instruire des jeunes filles dans des écoles clandestines. C’est notamment le cas de Hamidullah Mirzaei. Il est professeur de chimie. Il transmet son savoir depuis Lourdes, où il vit désormais. Les supports sont multiples, une chaîne youtube, un site internet et une page facebook.
En multipliant les canaux et les relais, ces initiatives transforment l’exil en une plateforme de soutien éducatif essentielle pour les jeunes Afghanes, leur offrant un savoir, qui, même clandestin, leur permettra d’entrevoir un avenir si le régime vient à tomber. « Nous recevons parfois des messages nous disant que nos programmes sont un espoir pour eux et leur avenir » (Hamidullah Mirzaei, lors de notre entretien).
D’ailleurs, Hamida Aman n’est pas fataliste. Selon elle, “Rien ne dure dans ce pays. Aucun régime n’a vraiment beaucoup duré. Je ne mise pas non plus beaucoup sur celui-là. C’est une question de temps, il faut que l’on soit patients. Mais demander aux jeunes d’attendre, c’est un crime…”. L’espérance d’un futur meilleur est la seule chose qui appartient aux Afghanes.
S’engager pour l’avenir des femmes afghanes
Face à cette situation critique, chaque soutien compte !
Cet article a pris forme grâce à une équipe mobilisée autour d’un même objectif : faire entendre les voix afghanes. Voici ceux qui ont contribué à ce projet :
Photo du groupe, Adrien Laprade, Hayat Lahmar-Saidi, Fatima Dani, Adrien Talard, Alice Castelle, Calvin Clot, Robin Mathieu et Victoria De Oliveira