Confiance ou défiance ? La radio et le paradoxe des Gilets Jaunes.
Par Justin Raffaello, Camille Lannes, Maeva Ramos, Yohann Le Guenne, Saga Persson, Oleksandra Mushchenko, Théo Laverny, Johan Rebaoui.
Routes bloquées, bâtiments vandalisés, violences policières et rejet des élites. Face à l’ampleur de la crise des gilets jaunes, les médias en ont fait le sujet principal d’actualité. La radio se doit alors d’assurer la couverture de cet évènement en rétablissant le débat démocratique. Mais comment cerner et relayer les bonnes informations lorsque la méfiance est réciproque?
La radio : une voix appréciée pendant le mouvement ?
Le mouvement des Gilets Jaunes a révélé une perception complexe des médias en France, mettant en évidence le rôle unique de la radio dans le paysage médiatique. Par comparaison avec la presse écrite et la télévision, la radio est apparue comme le média le plus apprécié par les manifestants. Ce soutien est lié en partie à sa capacité à retransmettre en direct et à donner la parole aux auditeurs, créant un espace d’expression spontanée que nombre de Gilets Jaunes ont perçu comme transparent et sans filtre.
Alexandre Joux, professeur à l’EJCAM, décrit dans son article la radio comme un média à part, affirmant que « les journalistes de radio défendent […] la spécificité de leur média et certains l’assimilent même à un réseau social ». Selon lui, cette proximité avec les auditeurs et l’immédiateté de l’information en direct confèrent à la radio une transparence inégalée, qui inspire une confiance particulière. Joux rappelle que la radio, même en différé, est souvent perçue comme « une parole fiable », en partie car « on ne peut pas déformer des propos audio ».
La radio, par sa capacité à couvrir en direct, s’est adaptée aux spécificités d’un mouvement qui fonctionnait en grande partie grâce aux réseaux sociaux. Sans montage ni analyses à froid, elle a su capter l’urgence et la spontanéité des manifestations. Pour de nombreux sympathisants, ce lien immédiat répondait à leur demande de transparence et contrastait avec une presse écrite et une télévision souvent perçues comme trop institutionnelles et distantes découlant sur une défiance.
Dans le contexte des Gilets Jaunes, cette authenticité apparente a renforcé la crédibilité de la radio aux yeux de nombreux manifestants. Mais la radio n’a pas totalement conquis tout le monde…
Des auditeurs partagés sur la place de la radio
Si la radio a gagné en légitimité auprès de nombreux Gilets Jaunes, elle n’a pas su satisfaire tous les auditeurs. Les radios publiques, comme France Info et France Inter, ont reçu un flot de critiques de certains auditeurs leur reprochant un manque de distance critique :
Un auditeur constatait « l’absence de distance critique face au mouvement des Gilets Jaunes », tandis qu’une auditrice déplore que « la couverture médiatique du mouvement (…) est d’une ampleur extravagante».
Pour d’autres, donner largement la parole aux manifestants revenait à amplifier une voix minoritaire sans offrir de contrepoids adéquat.
En réponse, Sonia Devillers, journaliste à Radio France, a défendu son organisation, affirmant que la couverture du mouvement était sérieuse et nuancée. Mais selon certains critiques, cette défense ne prend pas en compte les problèmes structurels des médias dominants, souvent accusés de marginaliser les voix des classes populaires et de limiter le pluralisme dans la représentation des mouvements sociaux. Ces tensions montrent la nécessité d’une plus grande diversité des voix médiatiques et d’une couverture équilibrée pour éviter de polariser davantage l’opinion publique.
Malgré l’atout du direct, la radio n’a pas obtenu l’adhésion de tout le public. La spontanéité, bien qu’appréciée par les sympathisants des Gilets Jaunes, a été perçue par d’autres comme un manque de recul et d’analyse de fond. Certains y ont même vu une forme de soutien implicite au mouvement, une impression qui souligne les attentes divergentes face aux médias.
Une médiatisation critiquée pour sa focalisation sur la violence
Champs Elysées, Paris, 8 décémbre 2018. ©Unsplash/Koshu Kunii
Les autres médias, et en particulier la télévision et la presse écrite, ont été largement critiqués pour une couverture perçue comme excessive et focalisée sur la violence des manifestants, occultant ainsi les revendications politiques et les violences policières.
Une enquête menée à Toulouse sur la période des manifestations, de novembre 2018 à juin 2019, pointe une « dépendance des journalistes aux sources officielles, politiques et policières » qui conduit, selon les chercheurs, à relayer une vision des manifestations trop souvent « réduite à des faits de violence gratuite de la part des Gilets Jaunes ». Cette couverture sensationnaliste s’appuie sur des « routines journalistiques » peu adaptées à un mouvement sans porte-parole structuré, et tend à s’aligner sur des attentes éditoriales où « la violence fait vendre ».
Les gilets ont reproché aux journalistes d’instrumentaliser la violence dans leurs productions. Faites le test et découvrez pourquoi :
Une méfiance entretenue par les éditorialistes des journaux nationaux
La couverture médiatique du mouvement des Gilets jaunes a été marquée par une profonde méfiance, tant du côté des manifestants que de certains observateurs. Cette défiance s’explique en partie par la structure de la propriété médiatique, dominée par de grands groupes industriels et financiers, renforçant chez les protestataires l’idée que les médias servent avant tout les intérêts de l’élite économique. Face à un mouvement spontané, décentralisé, et sans figure de proue, les médias ont rencontré des obstacles pour relater les événements dans toute leur complexité.
Pour mieux cerner cette méfiance, des étudiants en journalisme de l’université de Marseille ont mené entre février et mars 2019 une série de 25 entretiens avec des journalistes pigistes et stagiaires comme l’explique Alexandre Joux. Ces entretiens révèlent une perception nuancée du traitement médiatique : si les professionnels reconnaissent les difficultés engendrées par la nature même du mouvement, ils affirment que le pluralisme médiatique a permis des approches variées. Cependant, pour de nombreux manifestants, le traitement des violences et des actions sur le terrain a souvent été biaisé ou incomplet, des critiques régulièrement relayées sur les réseaux sociaux.
La couverture par les médias nationaux a particulièrement été contestée. En adoptant une perspective souvent éloignée des réalités locales, ces derniers se sont vu reprocher un manque de compréhension des enjeux et des conditions de vie des manifestants. Par contraste, la presse régionale a été perçue comme plus proche du mouvement, car elle relatait de manière concrète et détaillée les blocages routiers et autres actions locales. Les journalistes de terrain témoignent également d’une proximité parfois inconfortable avec les manifestants, certains ayant été victimes d’agressions lors de rassemblements.
L’ensemble de ces éléments a alimenté un cercle de méfiance à l’égard des médias, entretenu par une couverture nationale que les manifestants ont jugée trop distanciée. Les éditorialistes des grands titres ont ainsi été accusés de ne pas offrir de réelle plus-value dans leur analyse, faute de prise en compte des réalités vécues sur le terrain.
Défiance et rejet des élites
Cette méfiance envers les médias n’est pas sans lien avec une défiance plus large envers les élites, qu’elles soient politiques ou médiatiques. Les Gilets Jaunes, issus majoritairement des classes populaires, ont souvent exprimé leur frustration face à des décideurs et des journalistes qu’ils perçoivent comme distants, parfois insensibles à leurs réalités. Pour beaucoup, les médias traditionnels sont au service des élites et peinent à représenter les préoccupations de ceux qui sont aux marges de la société.
Le pouvoir des réseaux sociaux face à la médiacratie
La mouvance Gilets Jaunes s’est construite à la fois sur le terrain et sur les réseaux sociaux numériques, avec une volonté d’exister en soi en tant que mouvement donc sans tête d’affiche ou de leader à proprement parlé. Ces conditions sont à additionnées à la méfiance générale envers les médias traditionnels, une méfiance portée par la forme de responsabilité politique et sociétale qui leur est attribuée. Le mouvement avec sa volonté d’être novateur s’incarne donc par cette méfiance envers les médias. Il y a au départ une volonté de créer un mouvement social de nouvelle forme en tant que collectif qui utilise le numérique, une manifestation qui se construit pour elle même et par elle même au travers des réseaux sociaux.
Pour Brigitte Sebbah et Nikos Smyrnaios, chercheurs en Sciences de l’Information et de la Communication, les réseaux sociaux ont été cruciaux pour les Gilets jaunes. Ils ont offert un espace de structuration et de visibilité alternatif aux médias traditionnels. Ces derniers expliquent que Facebook a permis au mouvement de se rassembler autour de revendications comme le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) et la justice sociale, tout en rejetant les partis traditionnels. le réseau social a favorisé une organisation horizontale et une solidarité collective, où le mouvement a pu développer un contre-récit face aux représentations médiatiques. Twitter, plus polarisé, a lui intensifié la confrontation entre soutiens et critiques, reflétant un espace public fragmenté où les arguments et les discours sont souvent opposés. Les réseaux sociaux ont ainsi permis aux Gilets jaunes de créer leur propre récit, en diffusant des témoignages et en contournant le cadrage médiatique, renforçant leur visibilité et impact sans structure officielle.
La volonté de ce groupe d’être autonome se traduit par exemple dans la création de sa carte interactive en direct. Les Gilets Jaunes auraient pu compter sur les médias pour communiquer les différents lieux et villes dans lesquelles prenaient places les manifestations mais ont préféré s’organiser entre eux. Une action qui nous prouve la méfiance envers les médias, cela nous prouve aussi que le numérique a permis au mouvement de pouvoir prendre la forme qu’il voulait avec la diversité des outils disponibles en ligne. L’existence d’un mouvement novateur et émancipé des canaux traditionnels d’information.
Une radio citoyenne pour une autre voix : média de terrain et lieu de débat démocratique
Face à cette fracture, les Gilets Jaunes ont décidé de créer leur propre média comme la web radio engagée, “Gilets Jaunes 82”, née à Montauban. Gérée par une dizaine de bénévoles financés par leurs propres moyens et hébergée dans un local prêté par la mairie, cette radio se voulait un espace d’expression et d’information alternatif.
« Montrer une autre version de ce que l’on peut voir dans les médias », déclarait l’un des animateurs lors d’une interview avec France 3.
Cette radio a donné la parole aux citoyens, commerçants et élus locaux, souhaitant transmettre l’état d’esprit d’une France rarement représentée dans les médias classiques. Sans prétendre concurrencer les grands médias, la radio “ Gilets Jaunes 82” s’engageait à combler un manque en se positionnant comme un média de terrain, au plus proche des citoyens. Les animateurs, simples citoyens eux-mêmes, se sont déplacés dans les manifestations, à la rencontre de la population, pour offrir une approche plus directe et libre de l’information. Les thèmes abordés étaient variés, de la question de l’impôt de solidarité sur la fortune aux violences policières, avec une ligne éditoriale axée sur la transparence et le respect des témoignages.
Avec l’ambition de raviver le débat démocratique, cette radio citoyenne a également accueilli des figures politiques, comme Brigitte Barèges, ancienne maire LR de Montauban. Elle a cherché à devenir un véritable média, mais malgré les efforts de financement participatif et la mise en place de publicités, la radio n’a pas survécu au-delà de la fin de la mobilisation des Gilets Jaunes. Aujourd’hui fermée, elle demeure néanmoins un exemple de l’initiative citoyenne et de l’engagement des Gilets Jaunes pour une information plurielle et indépendante.
Tout juste évoquée par Babeth et Younes lors de l’interview, l’émission « La bande jaune » sur la radio associative locale RD’autan à Lavaur est un exemple fort d’initiative dans cet esprit. Lancée en 2019, cette émission a été imaginée pour apporter un espace de dialogue libre et authentique, en réponse à une couverture parfois partielle des événements. Babeth et Younes, figures incontournables de l’émission, animent chaque semaine des débats ouverts portant sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux chers au mouvement. Depuis, « La bande jaune » est diffusée tous les vendredis à 16 heures, comptant désormais 126 émissions. Elle est devenue un espace d’expression pour celles et ceux qui disposaient jusque-là d’un accès limité aux médias.
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©genially, réalisé par Saga Persson le 06 novembre 2024